La Poésie à double tranchant

Publié le par Aleta Alekbarova

Le poète en des jours impies

Vient préparer des jours meilleurs.

Il est l’homme des utopies,

Les pieds ici, les yeux ailleurs.

C’est lui qui sur toutes les têtes,

En tout temps, pareil aux prophètes,

Dans sa main, où tout peut tenir,

Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,

Comme une torche qu’il secoue,

Faire flamboyer l’avenir.

 

Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres

 

 

Si l’on s’en tient à la tradition, on sera forcé de constater l’exemplaire amitié qui, au dire des plus anciens commentateurs, liait l’empereur avec « ses » poètes, la dévotion sans bornes que ceux-ci nourrissaient pour lui. Cependant, leurs natures et leurs moeurs transparaissant au travers de leurs oeuvres ne suffiraient-elles pas, à elles seules, pour ébranler les pareils préjugés ? Comment imaginer en effet ces tendres prêtres des Muses fidèles aux anciennes valeurs romaines s’incliner devant le destructeur de la liberté d’esprit et de parole (qui, nous l’avons vu, enterra définitivement la République en faisant semblant de la restaurer), et même devenir ses propagandistes les plus enflammés ?

                                                  

Certes, tout semble le confirmer. Ainsi, le sublime Virgile ne rendait-il pas hommage au « jeune homme divin », le brillant Horace ne célébrait-il pas son règne ? Comment aussi contester le désir de l’ardent Properce d’immortaliser la glorieuse victoire d’Actium, le dévouement de Gallus qui poussa la ferveur jusqu’à soutenir son prince par la voie militaire, la modeste distance du gracieux Tibulle, dont les élégies, consacrées à l’éloge de la paix et de la campagne, s’abstinrent de faire la moindre mention de la politique ? Pourtant, ces apparences sont trompeuses, et nul exégète ne saurait nier les nombreuses contradictions présentes dans les oeuvres citées (et qui débouchent souvent sur de graves maladresses linguistiques, ainsi que des fautes de langage, sans parler de celles du goût), le mystérieux système d’échos qui les unifie, la quantité de personnages complètement inconnus et, par-dessus tout, une étrange tension presque palpable à chaque vers. A cela s’ajoute que l’on ne devrait jamais oublier la vigilance de la censure impériale qui empêchait jusqu’aux esprits les plus doués d’écrire ce qui contrariait la propagande du régime, qui les forçait à dissimuler leurs vraies attitudes. Ces circonstances ne nous autorisent-elles pas à nous détourner de la doxa - qui, plutôt que de modifier les anciennes convictions, préfère y fermer les yeux ou, pire encore, adopter une position indulgente vis-à-vis de ces virtuoses de la poésie -, et à admettre une version beaucoup plus digne et logique, selon laquelle nos poètes haïssaient l’empereur et dénonçaient, sous couvert de pompeux louanges, ses crimes ?

 

On pourrait répliquer que le patronage du puissant Mécène excluait, de la part de ses protégés, toute forme d’opposition contre l’idéologie augustéenne. Mais c’est qu’on associe trop souvent ce grand personnage à son maître, qu’on le présente comme le principal complice et le bras droit d’Auguste, l’inventeur malicieux de sa propagande, un riche jouisseur et un « admirateur » nonchalant des lettres... Rares sont ceux qui percèrent le masque touchant de leur amitié. Déterminé à combattre le régime de l’intérieur et à protéger ses amis poètes contre la nouvelle menace, poète lui-même, Mécène devint l’un des plus intimes collaborateurs du jeune César. Grâce à ses excellentes qualités de chef, ainsi qu’à sa fine intuition politique, il se trouvait souvent seul à gouverner Rome pendant les absences ou  les « vacances » de l’empereur (habitué, lui, à fuir la capitale et à rejeter ses responsabilités sur le ministre dès que des problèmes plus difficiles surgissaient). Toutefois, ils vivaient toujours dans une certaine inimitié mutuelle, et Mécène était constamment obligé à subir le persiflage de son prétendu ami, lequel ne manquait pas une seule occasion de l’humilier. Ainsi, non content de moquer son mode de vie, ses élégances ni son style poétique qu’il comparait aux « boucles parfumées », celui-ci finit par séduire Térentia, l’épouse bien-aimée de Mécène. Outre le cruel plaisir que ce jeu lui procurait, il possédait à présent le moyen de manipuler aisément son ministre, de le surveiller de près. Le mari désespéré, conscient du danger qui le menaçait, ne sut pas pour autant renoncer à son fatal amour :

 

Hic mihi seruitium uideo dominamque paratam:
    iam mihi, libertas illa paterna, uale.
seruitium sed triste datur, teneorque catenis,
    et numquam misero uincla remittit Amor
.

Je trouve ici l'esclavage, et le joug d'une maîtresse tout prêt : adieu donc, liberté de mes pères. Mais il est bien dur l'esclavage qu'on m'impose, et je suis chargé de chaînes ; malheureux ! jamais l'Amour n'allège mes liens. (Tib. II, 4, 1-4).

 

L’inévitable arriva. En -23, son beau-frère Muréna prit la tête de la conspiration préparée contre le despote. Le plan fut trahi et l’on arrêta les coupables ; c’est alors que Mécène eut l’imprudence de révéler à sa femme un secret concernant le complot, ce qui entraîna un sérieux conflit avec l’empereur. Écarté de la plus grande partie de ses charges, il conserva néanmoins son autorité.

 

Mais il faut noter que cette hostilité allait plus loin. Suétone nous rapporte une remarque curieuse, lancée par Agrippa à l’adresse de Mécène et de Virgile : il les accusait d’avoir inventé « une espèce de mauvais esprit d’un nouveau genre, qui n’était ni enflé ni maigre, mais qui usait des mots à double sens et passait ainsi inaperçu » (M. Vipsanius a Maecenate eum [Virgile] suppositum appellabat nouae cacozeliae repertore, non tumidae nec exilis, sed ex communibus uerbis, atque ideo latentis, Vita Vergili). Bien que la plupart des exégètes ne prêtent pas généralement grande attention à cette remarque, elle nous révèle un fait très important, permettant d’éclaircir notre énigme : l’existence d’une double écriture.

 

Elle consistait en l’emploi des ambiguïtés lexicales et syntaxiques, des particularités de la grammaire, des effets du rythme et des sonorités, d’une cuisante ironie, de la juxtaposition de différentes images, du choix de pseudonymes (tels que Cyrus = Maître), et, avant tout, de l’ingénieux procédé du changement secret des locuteurs que le lecteur pouvait distinguer en s’appuyant sur de nombreux indices. Ainsi, les initiés de la « cacozélie invisible » surent contourner la censure tout en faisant semblant de s’y soumettre, défier le tyran en feignant de l’exalter, dévoiler l’état déplorable du pays asservi en prétendant annoncer l’arrivée de l’âge d’or, et se frayer, en dépit de tous les obstacles, le chemin vers la liberté.

 

Cedant carminibus reges regumque triumphi,
    cedat et auriferi ripa benigna Tagi! [...]

pascitur in vivis Livor; post fata quiescit,
    cum suus ex merito quemque tuetur honos.   

   
Que les rois, que leurs triomphes cèdent donc à la poésie ! Qu'elles lui cèdent, les rives fortunées du Tage aux flots semés d'or. [...] Vivant, on sert de pâture à l'Envie ; elle ne vous quitte qu'à votre mort, et vous dormez alors, protégé par la gloire que vous avez méritée. (Ov. Amor. I, 15, 33-34, 39-40)

 

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