Le crépuscule de la Poésie
Eschyle, Prométhée enchaîné
A peine pourrait-on trouver un exemple plus éloquent et plus douloureux de cette sinistre évidence que le destin tragique de Virgile. Certains commentateurs ne manquèrent pas, et à fort juste titre, de remettre en question la version officielle de la mort mystérieuse du Maximus Vates, laquelle a, à la vérité, bien de quoi intriguer. Les sources anciennes précisent que, l'Enéide terminée et ne demandant qu'une ultime révision, Virgile prit inopinément la décision de consacrer trois ans supplémentaires à un voyage dans les lieux où la première partie de son épopée était située et qu'il souhaitait visiter personnellement pour pouvoir mener l'oeuvre à bien. Toutefois l'empereur qui, par l'effet d'un hasard admirable, séjournait alors à Athènes à la suite d'une longue campagne orientale, le convainquit à son arrivée de rentrer avec lui en Italie. A en croire la légende, Virgile eut l'imprudence de visiter, avant leur départ, la ville historique de Mégare sous un soleil brûlant, ce qui provoqua un grave malaise dû à l'insolation. L'initiative d'Auguste ne fit qu'empirer l'état du malade, puisqu'au lieu de le confier sur-le-champ aux soins des médecins athéniens, il le prit sur son bord. Le poète s'éteignit au cours de la traversée, ou, suivant une autre version, peu de jours après avoir regagné Brindes.
Il est impossible de chercher la justification satisfaisante des curieux motifs qui poussèrent Virgile à entreprendre un pareil voyage à un moment aussi inopportun, de la « fatalité » qui le mit sur le chemin du prince, ni de l'aisance avec laquelle celui-ci parvint à le faire renoncer au projet médité, sans que nos soupçons se tournent naturellement vers la personne de l'empereur. Les détails entourant cette histoire insolite ne contribuent guère à apaiser nos craintes.
On prétend par exemple qu'en quittant l'Italie, Virgile avait demandé à son ami intime L. Varius de brûler l'Enéide au cas où un accident lui arriverait. On notera l'étrangeté de cette éventualité : car quelles raisons sérieuses pouvaient-elles presser le poète de faire un voyage dangereux au risque de n'en jamais revenir ? Par ailleurs, aurait-il vraiment consenti à livrer sa magnifique épopée aux flammes plutôt que de la voir publiée en l'état ? Cette même question se pose dans le cas de la (trop) fameuse affirmation, selon laquelle le Virgile mourant réclamait l'Enéide pour la détruire lui-même, et que l'on ne parvint à la préserver de ses mains sacrilèges que grâce à une intervention énergique d'Auguste. Il n'y a toutefois qu'à se rendre compte à quel point cette légende - faite visiblement pour décourager toutes les tentatives de la lecture subversive - flatte le prince qu'elle présente comme le véritable sauveur du poème.
Sitôt après, Auguste ordonna aux poètes Varius et Tucca de préparer l'édition de l'Enéide. Contrairement aux consignes de l'auteur, de légères modifications furent apportées. Une analyse détaillée permet en effet de relever plusieurs dizaines de vers inauthentiques, visant tous le même objectif : empêcher les lecteurs de percer à jour le système de la double écriture, atténuer la tension entre l'apparence et la réalité, la « cacozélie » présente dans l'oeuvre entière. De là, plus de difficulté à comprendre ce fallacieux scénario, inventé pour couvrir le plus odieux des meurtres ; ainsi le prince qui désirait tellement se venger de l'illustre poète, convoqua ce dernier à Athènes avant, précisément, la parution de l'Enéide pour remanier celle-ci à son gré.
Mais il y a un signe bien plus concluant : c'est le silence absolu qui semble régner dans les oeuvres des poètes contemporains au sujet de la mort de leur ami adoré. Car si Virgile n'avait péri qu'à cause d'un banal accident, qu'est-ce qui pouvait les retenir de le dire ouvertement ? Et pourtant, que cette façade indolente abritait en réalité les lamentations les plus véhémentes et une indignation sans bornes contre le forfait impérial, dénoncé au moyen de multiples ruses de style et d'un ingénieux jeu de masques, voilà ce qui devient perceptible à une lecture attentive de leur poésie. La seule remarque explicite sur l'événement - la grinçante épigramme de Domitius Marsus, l'un des protégés de Mécène - confirme tout à fait ce jugement :
Mors iuuenem campos misit ad Elysios
Ne foret aut elegis molles qui fleret amores
Aut caneret forti regia bella pede.
Toi aussi, Tibulle, la Mort injuste t'a envoyé aux côtés de Virgile vers les Champs Élysées, pour que plus personne ne pleure les tendres amours dans des vers élégiaques, ou ne chante les guerres royales sur le vers héroïque.
Comme elle le souligne, la fureur terrible du prince ne s'assouvit pas à la seule disparition de Virgile. Celle de Tibulle la suivit en très peu de temps, et les deux livres d'élégies du jeune poète se trouvèrent bientôt « élargis » d'un troisième posthume, reconnu aujourd'hui comme apocryphe. Les mêmes circonstances accompagnèrent, quatre ans plus tard, la mort de Properce, et si ses trois recueils ne semblent porter la trace d'aucune manipulation extérieure, on n'en dira pas autant du quatrième, écrit très probablement par l'assassin en personne et servant à la fois d'aveu et d'instrument de propagande, dans la mesure où il abandonne les thèmes typiquement propertiens pour se livrer sans exception à la glorification de l'empereur.
D'autre part, on ne sera guère étonné d'apprendre que l'un des opposants les plus intrépides du Princeps, Horace, expira moins de deux mois après son ami et protecteur Mécène qui, saisi d'un funeste pressentiment, avait demandé publiquement au prince de veiller sur la vie du poète. Quant à l'exil que dut subir Ovide, tout le monde en connaît les circonstances, mais pas la raison, qui s'éclaircit pourtant parfaitement à la lumière de ses nombreuses allusions au meurtre de Virgile (cf. J.-Y. Maleuvre, La mort de Virgile d'après Horace et Ovide, 2e éd., Touzot, Paris 1997), ainsi que de la combativité et de la hardiesse particulières de sa poésie. Il va de soi que ces deux disparitions eurent lieu respectivement avant la publication du quatrième livre d'Odes et celle des Métamorphoses.
Tel fut le dernier acte de la tragédie. Mais si tant est que le Jupiter terrestre ait fini par abattre les révoltés, son triomphe n'en resta pas moins temporaire. Chaque crime, chaque meurtre qu'il avait commis se trouva fidèlement imprimé dans ces éternelles « annales » poétiques, où la liberté et l'esprit l'emportent sur la tyrannie et la violence. A chaque lecteur désormais de déchiffrer ces précieux messages et de savourer pleinement cette poésie inimitable.
Non usitata nec tenui ferar
penna biformis per liquidum aethera
uates neque in terris morabor
longius inuidiaque maior
urbes relinquam.
D'une aile puissante, inconnue aux humains,
Poète biforme, au sein de l'air tranquille
Je vais fuir ; les terrestres chemins
Ne m'auront plus ; vainqueur de tout Zoïle,
Adieu les cités !
(Hor. Od. II, 20, 1-5 ; trad. Séguier, 1883)