La Muse impériale

Publié le par Aleta Alekbarova

Qui nescit dissimulare, nescit regnare.

 

Le mystérieux mur de silence qui enveloppa en -19 la mort de Virgile [1] pourrait constituer ipso facto un des indices les plus probants et significatifs de l’implication de l’empereur dans la disparition du poète. A plus forte raison, l’existence de plusieurs piécettes de la même époque, consacrées à la légende selon laquelle Virgile aurait voulu détruire l’Enéide avant sa mort, devrait nous mettre sur nos gardes. Avec une insistance remarquable, voire suspecte, elles mettent en relief la folie et l’audace sacrilège du mourant, tout en exaltant le mérite du prince, qu’elles exhortent à sauver l’épopée pour la plus grande gloire de sa famille et de Rome.

 

L’un des poèmes en question fut attribué en 1480 à C. Cornelius Gallus [2] ; cette hypothèse fut toutefois bientôt rejetée par J. J. Scaliger comme anachronique. En effet, on ne peut pas douter que ce dizain n’ait été composé le lendemain de la mort de Virgile, comme l’attestent son dramatisme, son pathos même, ainsi que le pressant appel que l’auteur adresse à Auguste :  

 

 

                                Temporibus laetis tristamur, maxime Caesar,

                                Hoc uno amisso, quem gemo, Vergilium.

                                 Sed uetuit relegi, si tu patiere, libellos,

                                In quibus Aenean condidit ore sacro.

                                Roma rogat, precibus totus tibi supplicat orbis,               5

                                Ne pereant flammis tot monumenta ducum.

                                Atque iterum Troiam, sed maior flamma, cremabit !

                                Fac laudes Italum, fac tua fata legi,

                                Aeneanque suum fac maior nuntius ornet :

                                Plus fatis possunt Caesaris ora dei.                                   10

 

 

« En ces temps joyeux, nous nous attristons, divin César, car nous l’avons perdu, ce Virgile que je pleure. Cependant, il a défendu – le souffriras-tu ? – de recueillir les opuscules où il avait chanté Enée de sa voix sacrée / maudite. Rome te sollicite, le monde entier t’implore pour que ne périssent pas dans les flammes autant de souvenirs de chefs. Troie sera-t-elle donc détruite pour la seconde fois, mais par une flamme plus grande ? Fais en sorte que les éloges de l’Italie, que ton destin soient lus, fais qu’un plus grand héraut que Virgile glorifie Enée, qu’il a voulu s’approprier (sens probable) : une parole du dieu César peut plus que le destin. »  

 

 

Ce pseudo-poète cherche en vain à dissimuler sous un semblant d’affection la haine qu’il voue au Mantouan. Le chagrin dont il affirme souffrir se trouve contredit d’une part par l’équivoque temporibus laetis, dont le sens apparent fait allusion au retour victorieux de l’empereur de l’Orient… sans que l’on puisse se délivrer de l’impression que le locuteur conçoive la mort du poète comme un événement « joyeux » ; relativisé d’autre part par la conjonction sed, 3, qui tend à souligner le caractère injuste de la décision de Virgile. De même, l’admiration que l’on pourrait être tenté de déduire de l’expression condidit ore sacro, 4 s’évanouit dans les vers suivants, où la piété du poète est mise sournoisement en question. La séquence 5-8, qui réduit l’Enéide, désignée par le terme libellos si peu adéquat à son importance, à une glorification inconditionnelle de l’Italie (laudes Italum, 8) et des fondateurs de Rome (monumenta ducum, 6 ; Aeneamque suum, 9), en une sorte d’oracle annonçant l’illustre avenir d’Auguste (tua fata, 8), laisse à entendre qu’en souhaitant brûler son épopée, le poète trahit sa patrie – sans parler de son ingratitude envers son bienfaiteur qu’il s’apprête à priver de sa gloire légitime. Il faudrait prendre aussi en considération l’ambivalence du mot sacer, également traduisible par « maudit » et par « sacré ».

 

Pourtant ces attaques sont encore peu de chose à côté du vers 9, où l’auteur pousse l’acharnement jusqu’à déprécier Virgile en sa qualité de poète : car maior ne saurait sous-entendre que Vergilio. Le Mantouan serait donc indigne de l’honneur de chanter l’ancêtre des Césars ; cette mission, qu’il a usurpée, devrait être confiée à un poète plus éminent. S’agit-il d’Auguste en personne ? En tout cas, il serait tentant d’expliquer cette phrase à la lumière de la cacozelia latens, la double écriture pratiquée par Virgile, en adjugeant au ornet son sens de « rehausser », « embellir ». Cette interprétation semble être favorisée par l’acception la plus courante du verbe condidit, 4, celle d’« enfermer », « ensevelir » ou « cacher ». En d’autres mots, Enée n’a rien du héros pieux et vertueux, comme il le prétend, et le Mantouan ne l’a dépeint dans son épopée que trop réellement ; il a pris toutefois le soin de revêtir ce désolant personnage d’un masque flatteur. Le locuteur l’accuse d’avoir désiré « s’approprier » la légende d’Enée : autant dire que Virgile en a donné une version personnelle qui contrecarrait l’idéologie impériale. De ce point de vue, le relegi, 3 signifierait plutôt « être relu » que « être recueilli », la relecture équivalant à une censure officielle : le poète aurait essayé de brûler l’Enéide dans la crainte qu’elle ne soit retouchée par l’empereur.  

 

Plus l’expression de l’auteur gagne en agressivité, plus sa flagornerie à l’égard d’Auguste devient exorbitante. Le maxime Caesar, 1, offre un contraste éloquent par rapport au Vergilium, 2, attaché à l’inquiétant terme amisso, qui pourrait suggérer un « renvoi » volontaire tout aussi bien qu’une perte inopinée ; une semblable dissymétrie sépare le condidit ore sacro, dont nous venons de découvrir l’intention perfide, du Caesaris ora dei, 10. Que dire enfin du vers 3 et de la parenthèse si tu patiere, qui accorde au prince un pouvoir absolu sur l’Enéide et le droit d’en disposer au mépris de la volonté de son vrai créateur ?

 

Il est impossible de nier que cette œuvrette venimeuse ne profitait qu’à une seule personne. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois que l’impérial faussaire aurait pris le plaisir de vilipender les poètes rebelles dans ses vers, qu’il publiait ensuite sous leurs noms après les avoir éliminés, [3] ou anonymement, comme c’est le cas pour notre pièce. Pour appuyer cette supposition, on pourrait se reporter au poème Baehrens IV, 183 traitant du même sujet. Son attribution explicite à Auguste par le manuscrit Vaticanus 1575 a reçu récemment l’approbation de Jean-Yves Maleuvre, qui a exposé, dans une étude détaillée, des arguments concluants en sa faveur [4].

 

Les deux pièces sont reliées entre elles par un nombre d’échos textuels et sémantiques :

 

  •           atque iterum Troiam, sed maior flamma cremabit, 7 => iterum sentire ruinas / Troia suas, iterum cogetur reddere poenas, 27-28
  •          libellos, / in quibus Aenean condidit ore sacro, 4 => illum Aenean nesciret fama perennis, / docta Maroneo caneret nisi pagina uersu, 15-16 ; tam sacrum soluetur opus, 33
  •          ne pereant flammis tot monumenta ducum, 6 => tot bella, tot enses / in cineres dabit ira nocens et perfidus error, 33-34 ; ibit in ignes / magnaque doctiloqui morietur Musa Maronis, 2-3

 

L’un des traits essentiels que notre dizain partage avec Ergone supremis dont il représente une véritable miniature, et qui fait partie des attributs immanquables des « œuvres poétiques » de l’empereur, est sa maladresse stylistique doublée d’une ambiguïté – ou plutôt d’une obscurité – calculée, qui lui permet de voiler ses agressions. C’est le même manque de tact et de goût (v. 7), la même ironie offensante (v. 3-4), la même confusion des idées (v. 9), la même idéalisation sans réserve du régime augustéen.

 

En répandant des rumeurs sur la mauvaise foi de Virgile, le monarque se présentait comme le sauveur de l’Enéide et, par delà, le défenseur de la gloire de Rome ; ainsi il encourageait la lecture conformiste de l’œuvre. Cependant son cynisme était tel qu’il ne put se refuser la joie de se moquer de sa victime en reconnaissant subrepticement l’existence de la double écriture, de faire éclater pleinement sa haine camouflée sous des apparences d’hommage, de narguer ses lecteurs et de défier les siècles à venir. Mais faudra-t-il attendre encore longtemps la réalisation du proverbe Qui fodit foueam, incidit in eam ?  

 

 

 

Notes :

 

1 –  L’épigramme de Domitius Marsus (Te quoque Vergilio…) est le seul poème évoquant ouvertement la mort de Virgile, qui fût publié dans le cercle des poètes augustéens.

 

2 –  Cette relation fut établie pour la première fois dans l’édition de Venise et admise plus tard par Pulmann.

 

3 –  V. le site Virgilmurder, section « Des preuves » :

http://www.virgilmurder.org/index.php?option=com_content&view=article&id=4&Itemid=8&lang=fr

 

4 –  http://www.virgilmurder.org/images/pdf/detract.pdf

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