L'élégie I, 5 de Tibulle

Publié le par Aleta Alekbarova

Malgré l’opinion générale qui attribuait souvent à Albius Tibullus une vie molle et libertine, en prenant ses confidences galantes à la lettre et sans envisager l’existence de deux énonciateurs distincts dans son oeuvre, il est très probable que le « roman de Délie », comme les aventures mettant en scène les personnages de Marathus et de Némésis, ne reflètent pas la vie privée du poète. L’incohérence et l’incompatibilité des « épisodes » particuliers sont parlantes : il suffirait de comparer par exemple la limpide et poignante déclaration adressée à Marathus dans l’élégie I, 9 à la moquerie arrogante et cuisante qui se fait sentir dans la I, 8, dirigée contre ce même interlocuteur. Or, les pièces I, 1, I, 7 et II, 1 attestent de manière éclatante le caractère vertueux et honnête de Tibulle.

Située au centre du premier livre, l’élégie I, 5 fait pendant à la I, 6, consacrée au même sujet. En voici le texte original, suivi de la traduction de M. Rat (Tibulle. Oeuvres, Paris, Garnier, 1931) : 

 

Asper eram et bene discidium me ferre loquebar,
     At mihi nunc longe gloria fortis abest.
Namque agor ut per plana citus sola uerbere turben,
     Quem celer adsueta uersat ab arte puer.
Ure ferum et torque, libeat ne dicere quicquam               
5
     Magnificum post haec : horrida uerba doma.
Parce tamen, per te furtiui foedera lecti,
     Per uenerem quaeso conpositumque caput.
Ille ego, cum tristi morbo defessa iaceres,
     Te dicor uotis eripuisse meis,               
10
Ipseque te circum lustraui sulphure puro,
     Carmine cum magico praecinuisset anus ;
Ipse procuraui, ne possent saeua nocere
     Somnia, ter sancta deueneranda mola ;
Ipse ego uelatus filo tunicisque solutis               
15
     Vota nouem Triuiae nocte silente dedi.
Omnia persolui : fruitur nunc alter amore,
     Et precibus felix utitur ille meis.
At mihi felicem uitam, si salua fuisses,
     Fingebam demens, sed renuente deo.               
20
Rura colam, frugumque aderit mea Delia custos,
     Area dum messes sole calente teret,
Aut mihi seruabit plenis in lintribus uuas
     Pressaque ueloci candida musta pede ;
Consuescet numerare pecus, consuescet amantis               
25
     Garrulus in dominae ludere uerna sinu.
Illa deo sciet agricolae pro uitibus uuam,
     Pro segete spicas, pro grege ferre dapem.
Illa regat cunctos, illi sint omnia curae,
     At iuuet in tota me nihil esse domo.               
30
Huc ueniet Messalla meus, cui dulcia poma
     Delia selectis detrahat arboribus ;
Et tantum uenerata uirum hunc sedula curet,
     Huic paret atque epulas ipsa ministra gerat.
Haec mihi fingebam, quae nunc Eurusque Notusque               
35
     Iactat odoratos uota per Armenios.
Saepe ego temptaui curas depellere uino,
     At dolor in lacrimas uerterat omne merum.
Saepe aliam tenui, sed iam cum gaudia adirem,
     Admonuit dominae deseruitque Venus.               
40
Tunc me discedens deuotum femina dixit
     Et pudet et narrat scire nefanda meam.
Non facit hoc uerbis, facie tenerisque lacertis
     Deuouet et flauis nostra puella comis.
Talis ad Haemonium Nereis Pelea quondam               45
     Vecta est frenato caerula pisce Thetis.
Haec nocuere mihi, quod adest huic diues amator ;
     Venit in exitium callida lena meum.
Sanguineas edat illa dapes atque ore cruento
     Tristia cum multo pocula felle bibat ;               
50
Hanc uolitent animae circum sua fata querentes
     Semper et e tectis strix uiolenta canat ;
Ipsa fame stimulante furens herbasque sepulcris
     Quaerat et a saevis ossa relicta lupis,
Currat et inguinibus nudis ululetque per urbes,               
55
     Post agat e triuiis aspera turba canum.
Eueniet : dat signa deus ; sunt numina amanti,
     Saeuit et iniusta lege relicta Venus.
At tu quam primum sagae praecepta rapacis
     Desere, nam donis uincitur omnis amor.               
60
Pauper erit praesto semper, te pauper adibit
     Primus et in tenero fixus erit latere,
Pauper in angusto fidus comes agmine turbae
     Subicietque manus efficietque uiam,
Pauper ad occultos furtim deducet amicos               
65
     Vinclaque de niueo detrahet ipse pede.
Heu canimus frustra, nec uerbis uicta patescit
     Ianua, sed plena est percutienda manu.
At tu, qui potior nunc es, mea fata timeto :
     Versatur celeri Fors leuis orbe rotae.               
70
Non frustra quidam iam nunc in limine perstat
     Sedulus ac crebro prospicit ac refugit,
Et simulat transire domum, mox deinde recurrit,
     Solus et ante ipsas excreat usque fores.
Nescio quid furtiuus Amor parat. Vtere quaeso,               
75
     Dum licet : in liquida nat tibi linter aqua.

 

 

« J'étais farouche et prétendais pouvoir supporter une rupture ; et voilà que la gloire de ce courage m'échappe. Car je suis aussi agité que le sabot que fait tourner, rapide, sur le sol tout uni, l'agile fouet d'un enfant exercé à ce jeu. Brûle et torture un homme fier, pour lui ôter la fantaisie de faire le fanfaron après cela ; dompte son rude langage. Ou plutôt épargne-moi, je t'en conjure par la couche qui reçut mes serments furtifs, par Vénus, par ta tête inclinée près de la mienne.

C'est moi, lorsqu'une maladie cruelle t'étendait vaincue sur ton lit, dont les voeux, on l'assure, t'arrachèrent à la mort ; moi qui ai promené autour de toi le soufre purificateur, après qu'une vieille eut chanté ses vers magiques ; moi qui ai pris soin d'empêcher les songes funestes de te nuire, en leur offrant trois fois la farine et le sel ; moi qui, voilé de lin et la tunique flottante, ai neuf fois adressé des voeux à Hécate dans le silence de la nuit. Tous ces voeux, je les ai acquittés : et un autre maintenant possède ton amour, et recueille, dans le bonheur, le fruit de mes prières.

Mais cette vie de bonheur, c'est pour moi, insensé ! que je me l'imaginais, si tu recouvrais la santé, mais le Dieu a dit non. Je cultiverai mes champs, ma Délie sera là, gardienne de mes récoltes, tandis que l'on battra les gerbes sur l'aire à l'ardeur du soleil ; ou bien elle veillera sur mes cuves pleines de grappes et sur le moût limpide pressé d'un pied agile. Elle s'accoutumera à compter le bétail ; elle s'accoutumera au babil du petit esclave jouant sur le sein de sa maîtresse qui l'aime. Elle saura offrir au dieu des laboureurs une grappe pour prix de ses vignes, des épis pour ses moissons, un sacrifice pour son troupeau. Qu'elle dirige tout le monde, qu'elle prenne soin de tout : je me plairai à n'être rien dans la maison. Là viendra mon Messalla, pour qui Délie cueillera sur des arbres de choix des fruits succulents ; et pleine de respect pour un si grand personnage, elle sera pour lui empressée, lui apportera et lui présentera elle-même les mets préparés par ses soins. Imaginations, que maintenant l'Eurus et le Notus dissipent, voeux illusoires, à travers l'Arménie odorante !

Souvent j'ai tenté de chasser mes peines par le vin mais la douleur avait changé tout le vin en larmes. Souvent j'en ai pris une autre, mais au moment de goûter le plaisir, Vénus m'a rappelé ma maîtresse et m'a trahi ; alors la femme, en me quittant, me disait que j'avais reçu un sort ; et elle raconte en rougissant que mon amie connaît les criminelles pratiques. Mais ce n'est pas l'effet des paroles magiques ; ce qui m'ensorcèle, c'est la beauté de mon amie, ses bras souples, et sa blonde chevelure. Telle la Néréide Thétis couleur d'azur, quand elle fut jadis transportée vers l'hémonien Pélée sur un poisson docile au frein.

Voilà ce qui m'a nui. Pour l'amant riche qui la presse maintenant, une fourbe entremetteuse a causé mon malheur. Qu'elle se repaisse, celle-là, de chairs saignantes, que sa bouche ensanglantée vide des coupes pleines de fiel amer; que les ombres de ceux qui pleurent leur destinée volent sans cesse autour d'elle, et que du haut de son toit chante la stryge déchirante ; dans sa fureur que la faim stimule, qu'elle aille elle-même chercher des herbes sur les sépulcres et des os dédaignés par les loups sauvages ; qu'elle coure, le ventre nu, et hurle par les villes, ayant à ses trousses la meute farouche des chiens des carrefours. Je serai exaucé ; un Dieu m'en donne ses signes : il est des dieux pour les amants, et Vénus sévit contre la foi rompue.

Mais toi, oublie au plus tôt les conseils d'une sorcière rapace : car il n'est point d'amour qui résiste aux cadeaux. Un amant pauvre sera toujours prêt à recevoir tes ordres, à les prévenir ; il sera tendrement fixé à ton côté. Un amant pauvre, fidèle compagnon au milieu de la foule qui se presse, te prêtera sa main et t'ouvrira la route. Un amant pauvre te conduira en secret chez tes amis réunis en cachette, et détachera lui-même les liens qui serrent ton pied aussi blanc que la neige. Hélas! nos chants sont vains ; sourde à mes plaintes, la porte ne s'ouvre pas : il y faut frapper la main pleine.

Et toi, qui as la préférence aujourd'hui, crains le vol qu'on m'a fait : la roue légère de la Fortune tourne avec rapidité. Ce n'est pas en vain qu'un autre déjà s'arrête sur son seuil, empressé, et regarde à plusieurs reprises, et bat en retraite ; qu'il fait semblant de dépasser la maison, puis bientôt revient seul et crache constamment devant la porte. Je ne sais ce que prépare l'Amour furtif. Jouis de ton bonheur, je t'en prie, tandis que tu le peux ; ta barque vogue sur une eau courante. »

 

 

INTERPRETATION :

 

Quoique tout porte en apparence à adjuger l’ensemble de la pièce à Ego, il n’est pas impossible que Tibulle se soit partiellement effacé devant un locuteur différent dont il embrasse la cause et partage la souffrance. En effet, plusieurs éléments nous font penser à la tragédie conjugale de Mécène. 

 

Tout d’abord, rien n’indique que l’énonciateur et Délie ne soient pas mari et femme, même au contraire : le vers 58, Saeuit et iniusta lege relicta Venus, laisse clairement entendre que l’union des deux amoureux est « légale » (iusta lege). Qui plus est, le discidium, 1 peut se traduire aussi bien par « divorce » que par « rupture » ou « séparation », le choix étant encouragé par l’expression foedera lecti, 7, dont le sens le plus courant est « alliance conjugale ». Certes le mot furtiui semble, au premier regard, s’opposer à une telle hypothèse en suggérant l’adultère, mais son emploi vise en réalité à souligner le caractère intime et secret de la relation amoureuse.

 

Ces précieux détails nous permettent de mieux comprendre le chagrin du locuteur. Marié à une belle femme qu’il aime passionnément, il se trouve contraint de supporter constamment la présence d’un riche rival (v. 17-18, 47). Cependant, le fait qu’il se décrive, dans le passage 59-66, comme un homme « pauvre » pourrait être considéré comme une pure hyperbole, tant il est vrai que la richesse fabuleuse de Mécène restait peu de chose à côté de celle de l’empereur. Excédé des innombrables humiliations qu’il a à essuyer, le mari finit par répudier sa femme, mais le divorce dont il se promet la libération ne fait que l’enflammer davantage et le pousser à pardonner à son épouse ; tous ces détails rappellent infailliblement l’illustre ministre, dont Sénèque résuma le malheur en sa sobre constatation hunc esse qui uxorem milliens duxit, cum unam habuerit (« Voilà celui qui s’est marié mille fois, quoiqu’il n’ait jamais eu qu’une même femme », Lettres à Lucilius, 114, 6). Quant à la rivale de Terentia (v. 39-42), il s’agit vraisemblablement d’une jeune esclave dont on trouve mention dans les élégies III, 6 et III, 15 de Properce et dans Hor. Od. II, 4, III, 7, III, 9 et IV, 11. D’après Horace qui l’introduit tantôt sous le pseudonyme de Phyllis tantôt sous celui de Chloé, elle sut gagner pour quelque temps le coeur de Mécène, avant que celui-ci ne retombe sous le charme de Terentia.

 

A part l’heureux rival, un autre sombre personnage est évoqué également dans l’élégie : la fourbe entremetteuse, rendue responsable de la corruption morale de Délie. On remarque toutefois que les vers 59-60, où le locuteur proteste contre le pouvoir de l’argent tout en accusant la vieille d’une honteuse cupidité (rapacis, 59), accentuent le lien étroit entre celle-ci et le riche amator, ce qui fait que leurs portraits se confondent tout à fait. Cette fusion explique bien la violente imprécation du mari malheureux, lancée, en apparence, uniquement contre la lena, mais qui ne concerne réellement que le Rival haï. Au reste, ce n’est pas la première fois que l’auteur dissimule l’empereur sous le masque d’une entremetteuse, s’il est vrai que la Phryne de l’élégie II, 6 incarne précisément l’Oppresseur de Rome.

 

Face à la menace que représente le double personnage de l’Ennemi, l’énonciateur dresse un autre camp : celui des poètes, voué à la liberté et aux anciennes valeurs romaines ; c’est ce que le distique 65-66, intriguant à plusieurs titres, laisse du moins conjecturer : Pauper ad occultos furtim deducet amicos / Vinclaque de niueo detrahet ipse pede. Il serait tentant de reconnaître, dans les occulti amici que le mari propose à la puella de rejoindre, le cercle secret de Mécène regroupant les artistes hostiles à la dictature d’Auguste : ainsi Délie réussirait à se dégager des chaînes symboliques imposées par le Tyran. Et c’est ici justement que le niveau politique et personnel de la pièce s’élargit pour aboutir à l’allégorie.

 

Alors, la voix de Mécène s’associe à celle du Poète dont le discours se rapporte désormais à toute l’entité romaine, favorable au Princeps et personnifiée par la Puella infidèle. Aussi les vers 9-18, qui décrivent la grave maladie de Délie et les soins que son mari dévoué lui prodigua, contiennent-ils un message d’une importance capitale. Bien qu’ils puissent parler d’un événement réel (évoqué, en outre, dans Prop. II, 9, 25-28), on ne doutera pas de leur valeur allégorique : le Poète y reproche à Rome de lui préférer le Prince et de faire fi des services que ses amis et lui-même lui rendirent. La vie dont il rêvait, décrite dans les vers 19-34, était bien différente : une existence pieuse et sereine à la campagne, un labeur assidu. N’est-ce pas là le véritable âge d’or, le retour aux traditions anciennes que Tibulle souhaitait tant, tout comme Virgile et Horace ? Dans cette perspective, le renuente deo, 20 devient flagrant : le deus qui s’opposa aux réformes désirées n’est autre que celui qui prétendit restituer les moeurs romaines...

 

Mais le triomphe de l’Ennemi n’est que temporaire, et à son tour il subira une défaite : la juste Vénus et Amor (v. 58, 75) qu’il considérait jusqu’alors comme ses protecteurs et dont il se proclamait l’avatar, ne tarderont pas à se retourner contre celui qui osa bafouer les lois de la République. La « preuve » que cette prophétie se sera bien réalisée se trouve au début de la pièce jumelle de l’élégie I, 5, constituant une réponse plaintive et irritée d’anti-Ego : I, 6, 1-14. 

 

On voit à présent pourquoi les deux élégies furent déposées au coeur même du premier livre. D’un côté, elles sont consacrées au drame conjugal de Mécène, qui servit aux élégiaques de motif principal de leur poésie ; la chose est particulièrement vraie pour l’oeuvre de Tibulle. D’autre part, elles font surgir devant le lecteur le combat éternel entre le Poète et le Prince, qui doit décider de l’avenir spirituel de Rome. Mais ce puissant conflit aussi réel que symbolique pourra à peine perdre un jour quelque chose de sa valeur, de son importance...

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